Jusqu’à mes 19 ans, je percevais le mandarin comme une langue peu harmonieuse, dont la sonorité me donnait l’impression d’une dispute perpétuelle entre interlocuteurs. Je la considérais aussi comme excessivement complexe, en raison de ses caractères et de ses tons. Je ne m’imaginais ni l’étudier, ni jamais y trouver un quelconque attrait.
Puis, un jour, j’ai rencontré un Chinois parfaitement intégré en France. Il appelait parfois sa mère au téléphone, et j’aimais l’écouter. Sa voix, d’une douceur remarquable, m’a profondément marquée, en plus de son humour, sa gentillesse, et beaucoup d’autres qualités. Peu à peu, j’en suis venue à penser que sa langue était la plus belle au monde. Quelles que soient les difficultés que je rencontrerais, je lui ai alors promis que j’apprendrais le mandarin un jour, quoi qu’il arrive, et que j’irais en Chine.
Nous avons perdu le contact, mais j’ai tenu ma promesse. Pendant mes classes prépa, j’ai cherché à suivre des cours à l’Institut Confucius près de chez moi. Lors de mes études d’ingénieur, j’ai passé deux mois en Chine pour une école d’été et un stage en entreprise.

Même si je me suis parfois sentie seule en Chine, la beauté unique des paysages m’a tellement marquée, que je me suis jurée que je reviendrais dans le pays un jour pour l’explorer dans toute sa beauté, dans ses moindres recoins. Pour cela, je savais que ce serait plus facile si je parlais le mandarin, car peu de personnes parlent anglais dans les campagnes chinoises.
C’est ce que j’ai fait en rentrant : cours du soir en mandarin deux fois par semaine, suivi d’une application mobile, écoute de chansons en mandarin, visionnage de films en mandarin…
Vous l’aurez compris, j’étais extrêmement motivée pour apprendre, alors même qu’au départ, je considérais cette langue comme une langue inabordable et sans intérêt !
Comment un tel changement a-t-il pu se produire ?
Tout simplement parce que ma représentation linguistique du mandarin a complètement basculé… et cela d’abord grâce à une personne, qui m’a transmis l’amour pour sa langue, puis via mes expériences avec le pays de cette langue, me donnant envie d’y retourner.
D’un point de vue pédagogique, cela soulève une question essentielle : en tant qu’enseignant, comment provoquer un tel basculement de motivation chez ses apprenants ?
Enseigner une langue, est-ce seulement transmettre des règles ? Ou est-ce aussi transmettre un amour de la langue qui facilitera l’apprentissage ?
Comment concilier les deux ?
Le concept de représentation linguistique
Pour comprendre le concept de représentation linguistique, il suffit de penser à vos propres expériences avec les langues.
- Quelles langues avez-vous le plus apprécié apprendre ? Pourquoi ?
- Quelles langues vous intimident le plus ? Pourquoi ?
Ces impressions, loin d’être objectives, sont le reflet d’un modèle interne propre à chaque individu. Elles ne sont pas des vérités absolues… et surtout, elles peuvent évoluer.
Ce modèle interne, ces raisons, définissent la représentation interne que vous vous faites de la langue. C’est ce que l’on appelle la représentation linguistique (Castellotti & Moore, 2002). Une représentation positive se traduit par une valorisation ou une idéalisation, tandis qu’une représentation négative engendre une stigmatisation.
Ces perceptions ont un impact considérable sur la motivation et, par conséquent, sur les performances de l’apprenant. Un enseignant averti peut donc utiliser ce levier pour faciliter l’apprentissage et mieux accompagner ses élèves.
D’où viennent ces représentations ?
Origines de la valorisation linguistique

Prenons mon expérience avec l’anglais. Dès l’enfance, cette langue me fascinait et j’obtenais d’excellentes notes. Pourquoi ?
- L’univers musical et cinématographique : petite, mes parents m’ont acheté une cassette de La Petite Sirène en anglais, que je regardais en boucle. Même si je n’avais encore jamais appris la langue, c’est devenu mon dessin animé préféré. Dans ma chambre, je chantais des chansons en « faux anglais », inventant des sons qui imitaient la langue.
- Le jeu et les bons souvenirs : l’anglais était aussi la langue de mes jeux vidéo préférés, que je partageais avec mes frères. Par exemple, grâce à Age of Empires II, j’ai appris sans effort des mots comme « or », « bois » et « pierre ». Ces moments de complicité ont créé une association positive avec la langue.
- Le voyage et l’utilité perçue : nous voyagions souvent en famille pour les vacances, et je constatais que l’anglais était essentiel pour communiquer à l’étranger.
Bien avant mon premier cours, j’étais donc déjà réceptive à l’anglais et impatiente de l’apprendre !
Ce que cela signifie pour l’enseignant
Avant même d’entrer en classe, un apprenant a déjà été exposé – consciemment ou non – à la langue qu’il va étudier. Ces premiers contacts, que j’aime appeler touchpoints, jouent un rôle clé dans sa perception et sa motivation.
Si l’enseignant ne peut pas changer ni créer ces expériences passées, il peut en revanche les identifier et les utiliser pour adapter sa pédagogie et, si besoin, modifier la trajectoire de l’apprentissage.
Dans mon cas avec l’anglais, il est clair que mes enseignants ont su exploiter ma motivation, « surfer » dessus même je dirais…
Comment ont-ils fait cela ?
- L’anglais est resté lié au jeu : en classe, nous faisions souvent des activités ludiques : mots croisés, Où est Charlie ?… Je me souviens que les cours d’anglais étaient un moment de détente, bien plus que mes cours d’allemand (voir ci-dessous).
- Les supports étaient variés et engageants : nous étudiions des sujets modernes et divers. A un niveau plus avancé, The Time Machine, par exemple, même avec son vocabulaire complexe, faisait écho à mon amour de la lecture, surtout dans les univers dystopiques et imaginaires.

Un axe d’amélioration possible : la musique. Avec le recul, mes professeurs auraient pu exploiter mon goût pour la musique en intégrant des chansons complètes en anglais, plutôt que de simples poèmes comme Roses are Red. Après tout, à l’époque, tout le monde écoutait des chansons en anglais sans comprendre les paroles… C’était une occasion parfaite pour allier apprentissage et plaisir !
L’environnement d’un apprenant avant son entrée en classe façonne sa perception de la langue et son niveau de motivation. Un enseignant avisé peut s’appuyer sur ces représentations initiales pour optimiser son approche pédagogique et maximiser l’engagement de ses élèves.
Que se passe-t-il lorsqu’un enseignant ne sait pas exploiter cette motivation initiale ?
Une motivation préexistante n’est jamais acquise à vie : elle doit être nourrie et entretenue. Si l’enseignant ne parvient pas à la maintenir, il risque non seulement de l’éteindre, mais aussi d’inverser la perception positive de l’apprenant, transformant une valorisation en une stigmatisation de la langue.
À l’inverse de mon expérience positive avec l’anglais, prenons cette fois mon expérience avec l’allemand.
Origines de la stigmatisation linguistique

Mes raisons pour étudier l’allemand au collège
J’ai choisi d’étudier l’allemand en même temps que l’anglais au collège (j’avais 11 ans). Ma raison principale était celle-ci :
- Un lien affectif fort dès l’enfance. Ma grand-mère, Mamili, alsacienne (et ayant grandi sous occupation allemande jusqu’à ses 13 ans, n’ayant appris le français qu’à partir de la Libération), nous chantait des berceuses en allemand le soir, nous écrivait des cartes de Noël ou d’anniversaire en allemand, nous faisait même écrire des poésies en allemand… et nous parlait avec douceur dans cette langue tous les jours pendant les vacances. J’avais donc une perception extrêmement positive de l’allemand et l’ai choisi à l’école dans l’espoir de mieux la comprendre, ainsi que de me connecter à mes origines germanophones.
J’étais pleine d’enthousiasme à l’idée d’apprendre l’allemand en classe !
Malheureusement, très peu de mes professeurs n’ont su exploiter cette motivation initiale.
Pire encore, ils ont progressivement installé en moi une insécurité face à cette langue, freinant mon apprentissage et mon aisance.

Raisons de mon insécurité linguistique en allemand
En effet :
- Les professeurs étaient souvent âgés et manquaient de dynamisme, d’énergie, d’humour
- Un focus excessif sur le vocabulaire et la grammaire, avec trop peu d’oral et de liberté d’expression créative
- Une approche culturelle centrée presque exclusivement sur le sujet des guerres franco-allemandes (1870, Seconde Guerre mondiale…), à travers des films comme Le Ruban Blanc (2009) ou La Vague (2008) et très peu sur l’Allemagne d’aujourd’hui.
Où était la poésie que ma grand-mère me partageait ? Quelle place laissée à l’émotion dans les échanges, la créativité ? Je ne les retrouvais nulle part. L’allemand, au lieu d’être une langue vivante et expressive, était devenu une matière austère, figée dans des cadres rigides et des récits pesants.
Résultat : 12 ans d’étude… pour un quasi-abandon. Malgré un début simultané en anglais et en allemand, mon niveau dans ces deux langues n’a absolument pas suivi la même trajectoire. Aujourd’hui, mon anglais est fluide, mais quand je visite l’Allemagne, je ne parle pratiquement jamais allemand.
Quelle perte de temps !
Comment un enseignant aurait-il pu maintenir ma motivation ?

Pour rester dans la continuité de ce que ma grand-mère faisait avec moi, un bon professeur aurait pu :
- Se servir de la culture allemande, voire autrichienne, moderne ou classique (chansons, poésies, films, livres) pour des ressources-support intéressants et vraiment variés
- Créer un espace d’expression créative, pour donner aux élèves plus d’autonomie et d’aisance pour s’exprimer sur des sujets leur tenant à cœur, au lieu de se focaliser presque uniquement sur la grammaire ou du vocabulaire qu’on n’utiliserait jamais – à l’écrit, comme à l’oral
Malheureusement, mes professeurs d’allemand suivaient trop souvent leur manuel à la lettre, avec peu d’adaptation à notre génération ni à nos intérêts. Peut-être était-ce lié à leur formation et à leur propre conception de l’enseignement ?
Et vous, en tant qu’enseignant ?
Avant de juger durement les mauvais résultats de vos apprenants ou leur manque de motivation, connaissez-vous la représentation qu’ils ont de votre langue ?
Que faites-vous pour l’exploiter en cours et favoriser la valorisation plutôt que la stigmatisation ?
Je terminerai cet article avec un exemple inspirant : celui de mes professeurs d’espagnol, qui, je trouve, ont toujours su s’adapter à leurs apprenants et ancrer une représentation linguistique valorisante de la langue.
Un dernier exemple positif : mes cours d’espagnol
Dès la 4e au collège, j’ai eu la chance d’avoir des enseignants enthousiastes, dynamiques et proches de leurs élèves, qui mettaient l’accent sur l’oral avant tout.
En espagnol, l’approche était toute autre que ce que j’avais en classe d’allemand :
- Des présentations sur des sujets d’actualité en début de cours, que nous pouvions choisir, et qui nous donnaient envie de nous exprimer (par exemple, j’adorais tout ce qui était relié à des histoires sordides de trafic d’organes en Amérique du Sud… on n’aurait jamais trouvé ça dans un manuel de collège)
- Des débats sur des sujets modernes, à notre portée (comme la corrida)
- Une mise en valeur des évaluations formatives, favorisant la prise de parole spontanée plutôt que l’obsession de la perfection grammaticale,
Ainsi, bien que j’aie étudié l’allemand bien plus longtemps que l’espagnol (12 ans contre 5), je me sens aujourd’hui bien plus à l’aise en espagnol. Mon insécurité linguistique y est nettement plus faible, car j’ai été encouragée à m’exprimer librement, sans crainte de faire des erreurs. Le style d’enseignement a joué un rôle déterminant dans la construction d’une représentation positive de l’espagnol pour moi.
Conclusion
L’impact d’un bon professeur va bien au-delà de l’enseignement des règles : il façonne la relation que ses élèves entretiendront avec la langue tout au long de leur vie.
A votre tour !
🔎 En tant qu’enseignant, quelle est une chose que vous pourriez changer dès aujourd’hui pour améliorer la représentation qu’ont vos apprenants de votre langue ?
Bonjour !
Merci Cynthia pour ce témoignage. En effet, la prise en compte et la valorisation de la biographie langagière des apprenants est essentielle pour la motivation de ceux-ci !